Parvenir à instaurer une ambiance poisseuse conforme au genre très codifié du film noir, dans laquelle évoluera un protagoniste proche de l’antihéros tout en maintenant intact le désir de l’incarner, relève d’un vrai tour de force que bien peu de studios ont jusque-là accompli. Citons tout de même quelques anciennes licences, Max Payne, Tex Murphy ou Discworld Noir, bien sûr le mythique Blade Runner, trois p’tits tours et c’est déjà fini. Les développeurs du studio allemand DigiTales ne se sont pourtant pas démontés, tout à leur volonté de se tailler avec Lacuna une place de choix dans ce club si privé… à moins que le vigile ne leur refuse l’entrée.
Blade Runner mon amour
Notre histoire débute sous le dôme de protection de la planète Drovia en phase de terraformation, dont l’humanité convoite les réserves de tillanium, un minerai supplantant largement le lithium pour la fabrication de batteries. Ainsi suivons-nous dans un premier temps Mira foulant les terres du Nouveau Monde, fille d’un colon fraîchement implanté. L’espace de quelques instants, nous la dirigerons dans le dédale des souterrains de Drovia : cette phase d’introduction, relativement courte mais instillant une atmosphère intéressante, tient lieu de tutoriel afin d’acquérir les mécaniques de jeu.
La suite nous met dans la peau de Neil Conrad sur la planète Ghara, détective issu du Central Departement of Intelligence (CDI), l’équivalent du FBI à échelle intergalactique en charge de différentes missions, depuis l’escorte de personnalités publiques jusqu’à la résolution d’affaires terroristes. Les enquêtes de l’agent Conrad l’entraîneront cependant rapidement au cœur des arcanes du pouvoir, dans l’opacité des conglomérats interplanétaires…
L’amateur de polars ne sera pas dépaysé : le héros certes désabusé, alcoolique et misanthrope, mais empreint d’une furieuse envie de défendre la veuve et l’orphelin, ne dépareillerait pas dans Memento ou Sin City, récentes productions cinématographiques s’inspirant avec brio des classiques d’antan, tels La Nuit du Chasseur ou Sueurs Froides.
C’est malheureusement sur ces illustres références qu’achoppe le titre de DigiTales, car notre héros a beau s’essayer au monologue, tout en anglais, d’une voix exagérément basse, il n’a dans les faits rien d’un loup solitaire. Malgré le divorce, son ex-femme et sa fille demeurent à son écoute pour peu qu’il fournisse un tout petit effort en début de jeu. Il n’a rien non plus du détective maudit, en effet entouré d’une équipe de collègues le tenant en assez haute estime pour laisser reposer l’ensemble de l’enquête sur ses épaules. S’installe donc une regrettable dichotomie entre l’ambiance que s’évertue à restituer le narrateur et le déroulement des événements, qui lui donne perpétuellement tort.
De l’importance du choix
Lacuna nous confronte très régulièrement à des choix cruciaux quant à la façon dont nous allons démêler l’affaire en cours, et la suite en découlant. Aussi pouvons-nous nous inscrire en porte-à-faux par rapport à la figure de l’enquêteur profondement humaniste qui, sous des abords bourrus, consent finalement à secourir son prochain, l’écouter et en excuser les méfaits, mais là encore nous trahirions les codes du film noir. À quoi bon incarner un vrai salaud quand rien ne le justifie, donc ne le rend désirable ? Rares sont en effet les jeux à faire l’impasse sur les motivations psychologiques du méchant de service, a fortiori lorsqu’il s’agit d’en revêtir le costume peu enviable.
Du coup nous retrouvons-nous pris en étau entre affaires sulfureuses à l’image du cas de cet escort girl brûlant de reprendre ses études, et d’autres beaucoup plus terre-à-terre, contraires à l’esprit du film de genre, comme ce papy qui n’a plus accès à son port d’attache, et attend de nous d’y remédier. Il va sans dire que nous débordons là légèrement du cadre de la gentillesse pour glisser vers le rôle du redresseur de torts. Alors bien sûr, nous pourrions décider d’envoyer bouler le vieux, au risque toutefois de rater des indices primordiaux… C’est donc à ce moment précis que le côté noir du titre s’efface définitivement au profit d’un simple jeu d’enquête futuriste, mais sympathique.
Au rayon narration toujours, l’autre point délicat concerne le développement finalement embryonnaire des nombreux enjeux exposés initialement, très ambitieux. Les tensions sociales relatives au système de classes qui régit cet univers, divisé entre uppers (« ceux du haut », l’élite) et lowers (« ceux du bas », donc), ne transparaissent par exemple que trop peu, et c’est à peine si l’on sent poindre une certaine méfiance mutuelle au détour de certaines lignes de dialogue. De la même façon ignorons-nous tout, ou presque, des Saviants, adeptes d’un culte mis au ban de la société sans que nous n’en connaissions ni les raisons, ni les motivations.
En transposant dans un cadre futuriste la noirceur du polar, DigiTales échoue à dépasser l’amoncellement, gratuit, de poncifs des deux genres. Quel dommage au vu de l’exhaustivité des documents consultables dans le cadre de l’enquête : infos téléchargeables en pleine rue, enregistrements des conversations susceptibles de révéler des indices, prolifération de mails envoyés par la majorité des protagonistes rencontrés… N’espérez guère dénouer ce sac de nœuds sans un bon niveau d’anglais, au moins écrit.
Do you speak english ?
Vous l’aurez compris, pas de traduction française à l’horizon : une petite déception lorsqu’à la lecture de la fiche produit, l’on constate que le studio allemand derrière le jeu, s’est non seulement plié à l’exercice en anglais, donc, mais également en russe, coréen, japonais et chinois. Alors pourquoi faire fi de la langue de Molière ?
Un mystère d’autant plus dommageable que l’enquête constitue à coup sûr l’atout majeur de Lacuna. Les rebondissements s’enchaînent à un rythme plutôt soutenu, bénéficiant d’idées bien intégrées visant à nous pousser dans nos derniers retranchements.
Libre à nous, au mépris de toute piste solide, de bâcler les interrogatoires et l’examen des indices qu’il nous faut mener en amont de la rédaction de notre feuille de conclusions. Cette dernière s’en trouvera à dessein complètement faussée, faute d’avoir recoupé les informations, mais au moins aurons-nous fait honneur aux stéréotypes du genre par la grâce de notre interprétation, jusqu’au-boutiste, du flic j’m’en-foutiste. À noter dans ce cas que la fin, s’en trouvant modifiée, se soldera par un échec.
Pour qui se préoccuperait néanmoins de sa carrière, ainsi que du destin de ses proches et collègues, alors celui-ci devrait sans trop de difficulté, après examen des éléments à sa disposition, faire toute la lumière sur l’affaire et sauver au passage, la vie des personnes impliquées. Quoi qu’il en soit, les décisions arrêtées influencent directement la suite de l’histoire et la personnalité de notre avatar, gages d’une vraie rejouabilité.
Tout roule et s’enchaîne
Techniquement, c’est une grosse claque en pleine face que nous assène d’entrée de jeu Lacuna, magnifiquement paré d’un pixel art extrêmement détaillé aux décors très convaincants, dont la variété participe à la crédibilité du monde que nous traversons. Les effets de lumière s’appliquant à notre avatar et ce qui l’entoure, renforcent agréablement l’ambiance générale et concourent, pour leur part, à nimber les alentours d’un doux clair-obscur, beaucoup plus nuancé que l’obscurité caractéristique d’un Blade Runner.
Du point de vue de l’ergonomie, bien pensée, le smartphone dernier cri en notre possession regroupe l’ensemble des informations nécessaires à notre enquête, parfaitement ordonnées et facilement accessibles sans qu’il ne faille à aucun moment, s’égarer dans un quelconque menu. Au moyen d’un code couleur expliqué en début de partie, nous est en outre donnée la possibilité de surligner personnages et objets à proximité, afin de repérer ceux d’entre eux qui s’avèrent ou non utiles à notre progression. De quoi économiser un temps précieux bien que notre avancée, accélérée, s’en trouve forcément plus linéaire.
À l’évidence allergique à toute forme de transport rapide, c’est d’ailleurs d’un bon coup d’accélérateur dont aurait bel et bien besoin notre alter ego, Neil Conrad, qui ne se lasse pas d’arpenter à la seule force de ses mollets ruelles et coursives de métro. Heureusement pouvons-nous presser le pas, mais en souffre alors le rythme de l’aventure, haché par ces fréquentes phases de courses effrénées à la poursuite de notre prochain objectif, que meuble parfois un monologue introspectif.
Conclusion
Lacuna, très bon jeu d'enquête, s'illustre par son système efficace d’interrogatoire et de recherche d’indices, avant de rendre nos conclusions. La narration laisse la part belle à la liberté de choix du joueur, qui prendra la mesure tout au long de son aventure, de l'impact bien réel de ses décisions. Toutefois l'ambiance pétrie de références au genre du film noir, pâtit de la vie sociale trop fournie du protagoniste principal, qui n'a du détective cabossé par la vie que l'enveloppe et les cordes vocales, ainsi que de la nécessité, constamment, de courir d'un objectif à l'autre. Nul doute, cependant, que les anglophones profiteront d’une histoire rondement menée aux mécaniques savamment pensées et intégrées.
LES PLUS
- Les graphismes en pixel art sont très détaillés
- Les effets de lumière sont très jolis
- La bande-son jazzy en totale harmonie avec notre héros, sa personnalité et ses états d'âme
- La narration tient parfaitement compte de nos choix, quels qu'ils soient
- Les mécaniques d’enquête sont efficaces et bien intégrées à l’histoire
- La prise en main est optimale et ne nécessite pas de fouiller dans les menus
- Le doublage en anglais, de qualité
- Le prix de 20€ est correct vu la durée de vie, d’une petite dizaine d’heures
LES MOINS
- L’ambiance, loin du film noir malgré les tentatives maladroites
- Les éléments mis en place dans l’univers sont sous-utilisés
- Beaucoup de déplacements à pieds inutiles
- Tout en anglais avec beaucoup de textes à lire